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Automne 2013
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LIÈGE
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A
l’heure où les nouvelles technologies ont accru la possibilité pour tout
un chacun de partager son opinion, les risques de dérives semblent eux
aussi avoir été décuplés. Paradoxal ? La liberté d’expression – théma-
tique de la Rentrée académique 2013 – serait nalement devenue sa principale
ennemie. Et la société n’aurait pas encore trouvé le moyen de maîtriser cette
arme à double tranchant…
Un “j’aime”. Un clic. Un “tweet”. Une photo. Un post.
Une vidéo. La liberté d’expression est aubout du clavier.
Accessible à quiconque voudra s’en saisir, du moins du
côté occidental de la planète. Aujourd’hui, l’opinion ne
se scande plus aux barricades, ne s’indigne plus dans les
courriers des lecteurs, ne se cantonne plus à la sphère
privée, ne s’alimente (presque) plus dans les livres,
ne se construit plus uniquement grâce aux médias
traditionnels. L’opinion, désormais, se
partage sur des “murs”, se rédige en
140 caractères, se colporte dans les
forums, se répand en commentaires.
Vers des cercles toujours plus élargis :
la famille, les amis, les collègues, le
voisinage n’en sont plus les uniques
réceptacles. Une toile potentiellement toujours plus
grande d’“amis”, de “
followers
” et d’internautes se tisse
pour créer une tribune des temps modernes.
Internet et ses dérivés (forums, réseaux sociaux,
etc.) permettent à tout un chacun de pouvoir dire,
et surtout de pouvoir tout dire. Mais alors que cette
liberté d’expression semble avoir atteint son apogée,
de fréquents contrecoups laissent entrevoir toujours
plus nettement sa fragilité.
Fragilité, car nos propos peuvent se révéler une arme
à double tranchant. Une parole dissonante à certaines
oreilles peut engendrer un licenciement, une réputation
détruite, une mise au ban social. La publication de
caricatures perçues comme blasphématoires à l’égard
d’une communauté religieuse peut provoquer une
crise internationale voire l’incendie d’une rédaction,
en l’occurrence celui qui avait été bouté aux locaux du
journal satirique
Charlie Hebdo
à Paris en 2011. La
mobilisation d’un peuple via les réseaux sociaux peut
donner lieu à une révolution, puis se retourner contre
ceux qui l’avaient initiée.
Fragilité, car nos propos n’ont jamais été autant
scrutés. Un mot tapé sur un moteur de recherche ou
mentionné dans un mail fait instantanément poindre
sur son navigateur une kyrielle de publicités portant
sur le même thème. En outre, le web ne connaît pas
l’oubli, sa mémoire est ineffaçable. Et celle-ci offre une
manne d’informations à qui est capable de la scruter,
comme l’a récemment révélé le scandale “Prism”, du
nom de ce programme secret américain espionnant les
citoyens à l’échelle internationale qui aurait permis le
détournement de milliers de données personnelles.
Perturbation des codes sociaux
Fragilité aussi, car nos propos ont tendance à ne plus
se diffuser qu’au travers un unique support – le Net –
tandis que les autres tendent à s’affaiblir.
Traversée du désert de la presse écrite,
embourbement des télévisions et
radios dans des embûches nancières,
monde de l’édition à la recherche d’un
souf e revigorant… «
Or la liberté
d’expression est affaiblie lorsqu’elle
se retrouve cantonnée à un seul canal
,
juge Rodolphe Sépulchre, professeur au département
d’informatique de l’Institut Monte ore de l’ULg.
Internet est un outil qui permet comme aucun autre
de diffuser de l’information de manière globale. Mais
il est de notre responsabilité collective de faire en sorte
que les alternatives subsistent. L’expression orale doit
persister, tout comme l’expression écrite sur papier.
»
Quant à l’expression numérique, «
elle doit se
réguler
» poursuit-il, comparant l’avènement du web
à une révolution semblable à celle qu’avait entraînée
l’invention de l’imprimerie dès le XV
e
siècle. Une
révolution qui «
provoque une perturbation importante
des codes sociaux
»
:
prédominance de l’immédiateté,
choix de l’expression par l’image et la vidéo et non
plus seulement par le texte, balayage de la distinction
entre paroles publiques et privées, paternité des
propos devenue oue, sacralisation du discours mais
aussi informations noyées dans la masse… «
Nous nous
situons à un tournant dont nous ne digérons pas encore
la portée. A court terme, une révolution peut faire des
ravages terribles. Et puis, il ne faut pas oublier que
nous sommes encore le nez dans le guidon. 20 ans, c’est
en dé nitive peu de chose à l’échelle de l’histoire de
l’humanité
», estime le chercheur.
Pour Rodolphe Sépulchre, la question n’est pas de
savoir si internet et les changements ou dérives qu’il
entraîne sont des phénomènes positifs ou négatifs.
Pas question non plus de reculer ni de s’enterrer la
tête dans le sable en attendant que cela passe. Ces
bouleversements font partie du futur. Nul ne peut
les éviter, comme nul n’a pu renoncer à l’imprimerie.
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Le web ne connait pas
l’oubli, sa mémoire
est ineffaçable
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