Page 30 - Liege U 13

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l
LIÈGE
U
l
Automne 2012
>
Au F I L DES PAGES
Le maître et le copiste
Les Brueg(h)el, de père en fls
P
our le Pr Dominique Allart, du
département de recherches “Tran-
sitions” sur le Moyen Age tardif et
la première Modernité, à l’ULg, et pour
Christina Currie, sa collègue de l’Insti-
tut royal du patrimoine artistique (Irpa),
c’est dans cet antre que les secrets des
toiles réalisées par Bruegel l’Ancien
ont été percés. 20 ans maintenant que
ces deux passionnées décortiquent,
dissèquent, autopsient l’œuvre pictu-
rale de l’artiste famand. Le résultat
de ces longues années de recherche
tient dans un vaste ouvrage en trois
volumes et gros d’un millier de pages,
sorti récemment*. L’investigation scien-
tifque menée par les deux expertes,
basée sur des méthodes de labora-
toire (dendrochronologie, spectrométrie
Raman, XRF, SEM-EDX, réfectographie
infrarouge), apporte un bagage nou-
veau de connaissances sur le peintre et
fait sauter quelques-uns des mystères
qui cadenassaient encore son œuvre.
Parmi ces énigmes, il y a celle des
innombrables copies, notamment, que
l’œuvre du maître famand a suscitées :
« A la fn du XVI
e
et dans la première
moitié du XVII
e
siècle, les collectionneurs
d’art les plus ambitieux s’arrachaient
les rares tableaux de Bruegel l’Ancien
qui circulaient encore sur le marché. Un
tel contexte était propice à l’apparition
de copies et de pastiches », explique le
Pr Allart. Une large partie d’entre ces
copies, d’une fdélité rigoureuse, sont
réalisées par Pierre Brueghel le Jeune.
Talentueux mais peu créatif, le fls aîné
de la famille se lance à corps perdu dans
la reproduction des tableaux paternels,
montant ainsi un véritable business.
« Grâce à son atelier, dans lequel préva-
lait une organisation collective du travail,
Brueghel le Jeune fut à même d’écouler
sur le marché des centaines de copies.
La qualité de celles-ci variait selon la
clientèle ciblée : pour un résultat opti-
mal, Brueghel le Jeune les réalisait lui-
même; autrement, il déléguait la tâche
au sein de son atelier ou faisait appel à
des sous-traitants. » Dans sa pratique
artistique, Brueghel le Jeune fait preuve
d’un mimétisme scrupuleux, reprenant
même les techniques et les matériaux
utilisés autrefois par l’Ancien, « dans Le
Massacre des innocents, par exemple,
les coups de pinceau et de brosse sont
chez l’un et l’autre tout à fait identiques. »
Dans la salle aux rayons X de l’Irpa, un
négatoscope éclaire les radiographies de
deux versions du célèbre Paysage d’hiver
avec trappe à oiseaux. L’une est un au-
thentique de Bruegel l’Ancien, l’autre est
une copie du fls. Passées aux rayons X,
les œuvres sont relativement proches,
mais à les examiner de plus près, des
différences apparaissent, discrètes mais
signifcatives. Néanmoins, c’est surtout
la réfectographie infrarouge qui apporte
les informations les plus frappantes. Un
bout de leur histoire, en quelque sorte.
Ici, le tableau représente un paysage
enneigé traversé par une rivière trans-
formée en patinoire sous l’effet du gel
et sur laquelle s’amuse une ribambelle
de personnages. A l’horizon, la ville
d’Anvers. En bas à droite, une trappe
à oiseaux. « C’est cet élément qui
concentre généralement l’attention des
observateurs, avance le Pr Allart. Or,
sur le dessin sous-jacent de l’original,
révélé par la radiographie, il est tout
simplement absent. Bruegel ne l’avait
pas prévu : il l’a inséré au moment de
peindre son œuvre. » La découverte
est surprenante, d’autant que ce détail
permet de différencier l’authentique
de la reproduction : « Le premier des
deux dessins révèle en effet des hési-
tations, des tâtonnements qui trahissent
le coup de crayon du créateur, plein de
spontanéité. Le deuxième dessin fait
quant à lui preuve d’une grande pré-
cision, il est un peu scolaire ; enfn, il
reproduit le prototype dans son état
défnitif, avec la trappe à oiseaux. C’est
une copie. » L’analyse est sans appel.
D’autres découvertes, comme cette ana-
lyse qui a clos la fameuse controverse
autour de l’exemplaire de La Chute
d’Icare acquis en 1912 par les Musées
royaux des Beaux-Arts de Belgique et
dont l’authenticité a été réfutée, sont à
découvrir dans un ouvrage dont le point
d’orgue, nous confe le Pr Allart, pourrait
fnalement être celui-ci : « Mieux com-
prendre le père à travers le fls. » Ou com-
ment retourner l’adage “tel père, tel fls”.
Michaël Oliveira Magalhaes
* Christina Currie et Dominique Allart, The
Brueg(H)el Phenomenon. Paintings by Pieter Brue-
gel the Elder and Pieter Brueghel the Younger
with a Special Focus on Technique and Copying
Practice, Scientia Artis 8, Institut royal du patri-
moine artistique, Bruxelles, 2012, 1062 p., 3 vol.
(diffuseur : Brepols Publishers, Turnhout)
Paysage d’hiver avec trappe à oiseaux : réfectographie infrarouge montrant
l’ensemble du dessin sous-jacent du tableau.