Rendons à Brown ce qui n'est pas à Brown

L'histoire des sciences pourrait être figurée comme la Fortune, avec un bandeau sur les yeux
Les chimistes organiciens ont fréquemment recours à deux réactifs, des hydrures métalliques, pour leurs réductions. L'un, l'hydrure d'aluminium lithium (LiAlH4), est un puissant réducteur.
C'est son principal mérite. Il respecte peu les fonctions, les réduisant presque toutes. L'autre, le borohydrure de sodium (NaBH4), est moins rude. Davantage sélectif, il est applicable à la réduction de molécules polyfonctionnelles. On peut réduire ainsi un groupement, sans avoir à en protéger d'autres, à la réactivité insuffisante. D'un côté donc un réactif énergique, violent presque. De l'autre, un réactif doux, plus sélectif. Mais n'allons pas réécrire Le Lièvre et la tortue. A qui devons-nous ces réactifs? Pourquoi les a-t-on préparés? La réponse conventionnelle à la première question est Herbert C. Brown, auquel le prix Nobel de chimie 1979 fut décerné pour ses travaux sur l'hydroboration. La réponse usuelle à la seconde question est l'ignorance. Les vraies réponses sont un peu insolites. La première est une confusion par homonymie. C'est à un autre Brown, prénommé Weldon, que nous somme redevables du travail inaugural, passant en revue les réductions de diverses fonctions organiques par l'hydrure d'aluminium lithium(1). C'est bien à Herbert C. Brown que l'on doit, conjointement avec son patron Schlesinger, la première description analogue de l'activité du borohydrure de sodium(2).

Quant à la seconde réponse, il s'agissait dans le cadre du Manhattan Project de préparer des borohydrures d'uranium, pour leur volatilité, en vue de la séparation isotopique. L'équipe responsable de cette mission, dans un laboratoire de l'université de Chicago, qui préfigura le laboratoire fédéral d'Argonne, était dirigé par H.I. Schlesinger, avec H.C. Brown pour lieutenant(3). Ainsi, une étude mue par la physique eut son impact en chimie; recherche militaire, classée "secret défense" jusqu'à quelques années après la fin de la guerre, elle eut aussi des retombées pacifiques puisque l'industrie pharmaceutique entre autres utilise énormément ces deux réactifs.

L'histoire souvent pourrait être figurée avec un bandeau sur les yeux, comme les représentations allégoriques classiques de la Fortune. Cela est vrai notamment de l'histoire des sciences.

Pierre Laszlo

A lire: (1) E.F. Nystrom et W.G. Brown, J. Am. Chem. Soc., 69, 1197-1199, 1947;

(2).H.J. Schlesinger et al., J. Am. Chem. Soc., 75, 199, 1953; (3).H.J. Schlesinger, H.C. Brown et al., J. Am. Chem. Soc., 75, 186, 1953.

Tous droits réservés à La Recherche, 1996.


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